Le ciel est violet de colère. Le parc se vide peu à peu, plus rapidement qu'à l'ordinaire. Les pas se font plus pressés, bien que certains prennent encore le temps de discuter :
- J’aime bien passer par là.
- Moi, j’aime mieux passer par ici.
Passer !
J’en ai vu passer ! Des familles joyeuses, des enfants boudeurs, des
marcheurs énergiques. Des cours de yoga, des ateliers de peinture, de dessin,
d’écriture aussi.
Je suis celui devant lequel on passe. On ne s’arrête pas, je
suis juste là, au bord du petit chemin. Je suis là et j’invite à aller plus
loin. C’est dans la clairière, sous les frondaisons centenaires que vont s’isoler
les amoureux.
Moi, j’ai mes passants réguliers : le jeune homme de la fin de
matinée, par exemple. Lui, il ne vient pas tous les jours, mais une ou deux
fois par semaine. Toujours vers la même heure. Il vient s’asseoir et rêver dans
une flaque de soleil. Il a toujours un livre à la main, mais il rêve tant que c’est
peut être toujours le même.
Il y a aussi le couple de bavards. Ou plutôt, le bavard et celle qui l’écoute.
Lui parle, parle, parle encore, elle semble l’écouter, dit « oui », « ah,
tu crois », quand il le faut. Mais je vois bien que son regard flotte sur
l’eau, s’égare dans les roseaux. Eux, c’est plutôt en fin d’après-midi qu’ils
arrivent, chaque fois du même côté et font leur tour, toujours dans le même
sens.
Les deux petites viennent souvent aussi. Les deux petites ! Ça fait
bien longtemps qu’elles fréquentent le parc. Les premières fois, elles étaient
toutes jeunettes. Elles ont bien grandi depuis, mais pour moi, elles restent « les
deux petites ». Je ne sais pas ce qu’elles se racontent, elles parlent
trop doucement pour que je les entende. Parfois, leurs
mains s’effleurent et la tendresse s’installe.
C’est ainsi que se déroulent les journées, rythmées par les visiteurs
habituels et les visites impromptues. Un groupe de jeunes, agités et braillards
qui finissent par se calmer, pris par la sérénité du lieu. Les mamans, venues
montrer les canards aux petits.
Je me prends à rêver. Et si mes passants qui passent se
croisaient un jour par inadvertance. Les deux petites et le couple de bavards
par exemple. Qu’adviendrait-il ? Se rencontreraient-ils, se verraient-ils ?
Ou bien chacun, chacune resterait-il ou elle ancré dans son histoire ?
On passe aussi devant moi pour sortir, après avoir fait le tour. Certains
visiteurs, la plupart, je crois, font le tour du parc par le sentier qui s’enfonce
sous la voute d’un vert sombre. Est-ce une règle ? "Si on peut faire le
tour, merci de le faire !" Quelques autres viennent juste s’asseoir dans
leur coin, sur leur banc.
Et moi, je suis là. Je ne suis pas celui devant lequel on s’arrête, Je ne
suis pas celui qu’on voit. Je suis juste celui qui est là, celui devant lequel
on passe !