dimanche 19 septembre 2021

Les mots d'Emile : la clé

Noisette sur ses talons, Emile traverse la cour en direction de son atelier. Le temps gris et cotonneux prête à l’introspection tranquille. Les fruits du savonnier forment une guirlande mordorée.
Noisette est sa seule compagnie aujourd’hui. Julie a repris l’école et doit être occupée à décorer ses nouveaux cahiers tous neufs. Marie Séraphine termine la relecture de son manuscrit sur le point de partir chez l’éditeur. Il savoure ce temps de pause.
Il pousse la porte de son antre chaleureux. C’est tout à la fois son atelier, son refuge, sa bulle et son bureau, son lieu. Les parfums de copeaux de bois lui mettent le sourire aux lèvres. Il décroche la clé accrochée au clou. Cette clé n’a rien d’extraordinaire. Elle n’est ni grande ni belle, juste patinée par les années. Depuis qu’il l’a accrochée là, personne ne semble y avoir prêté la moindre attention, ni questionné son usage.
Au fond, de la pièce, il s’assoit sur son tabouret, devant la table en noyer foncé. Il passe la paume de sa main sur le plateau usé. Il insère la clé dans la serrure du tiroir, sans la tourner pourtant, ce dernier n’étant plus jamais verrouillé ! Mais Emile, sans en connaitre la raison, ne se sent autorisé à ouvrir le tiroir que lorsque la clé est à sa place, comme un sésame.
Le tiroir coulisse maintenant sans peine, depuis qu’il l’a restauré. La table était en piteux état lorsqu’il l’a installée là. Avec beaucoup de délicatesse, il s’est attaché à lui rendre sa dignité perdue. C’est une vieille dame, modeste, qui n'a sans doute jamais été prestigieuse, mais qui a traversé les époques. Il ne l’a jamais connu glorieuse ni neuve ! Elle était déjà vieille lorsqu’elle portait le sapin de Noël de son enfance.
Le trésor contenu dans ce tiroir n’est riche que de souvenirs et d’émotions, et passerait juste pour du bric-à-brac  oublié là, aux yeux d’un non-initié. Il écarte tranquillement les menus petits objets. Il sait exactement ce qu’il est venu chercher et le trouve avant même de le voir. Elle est là, posée bien au fond, dans le sac en tissu, protégée dans son carton jauni.
Emile pose l’étui sur la table et l’ouvre. Il connait bien cette photo en noir et blanc. Ce n’est pas une photo des studios Harcourt mais il en émane tout autant de solennité et de sérieux. Même si la mariée n’est pas en robe blanche ; elle porte une veste de tailleur gris ; le voile blanc et le bouquet sont éloquents. Le marié porte un costume sombre et la cravate. Il regarde droit devant lui avec un petit sourire, elle sourit aussi, mais son regard semble attiré sur le côté.
Comment et quand se sont-ils rencontrés ? A quoi pouvaient-ils bien penser en ce moment précis ? Cette histoire‑là leur appartient. La vie n’était probablement pas facile pour des jeunes gens, dans ces décennies d’après-guerre. Leurs dures années d’enfance les avaient-elles préparés aux multiples difficultés qu’ils allaient rencontrer par la suite ?
Emile songe qu’il aurait bien aimé rencontrer ces deux-là au moment de la photo. Sa curiosité aurait alors été insatiable ! Alors qu’il range avec soin le sac de tissu, bien à sa place, ses doigts touchent un objet qu’il ne reconnait pas. Là, au milieu de tous ses petits souvenirs personnels, ses bouts de ceci ou de cela, glanés çà et là, qui ne parlent qu’à lui, il trouve un joli caillou blanc.
Il ne reconnait pas le caillou mais comprend vite d’où il vient et qui l’a déposé là ! Il ressemble comme deux gouttes d’eau à ceux qui roulent sous les semelles dans les chemins de vigne les jours de vendange ! Dans quelques années, une jeune demoiselle devenue jeune femme viendra peut-être elle aussi insérer la clé dans la serrure du tiroir toujours ouvert…