Le bruit de quelque chose
qui glisse lentement.
Assise sur son banc, en
cette fin d’après-midi, elle lit d’un œil distrait. Plus loin, s’agite la fête
foraine, le cliquetis répété des voiles sur les mats des bateaux au gré de la
brise. Les badauds se promènent et lèchent les vitrines. Les cris des enfants
qui jouent encore sur la plage se juxtaposent aux rires des mouettes moqueuses
et gourmandes. Le long de la jetée, le ressac vient caresser la digue.
Elle perçoit distinctement
le soupir ténu des pages qu’elle tourne, le murmure d’une conversation qui lui
parvient par à-coups. Elle se prend à rêver.
Et si, là, maintenant,
l’impossible se produisait. Ce serait le bruit de quelque chose qui glisse
doucement, feutré, discret. Un pas, un pas si léger qu’il faudrait tendre
l’oreille. Une présence qu’on devine, une ombre qui s’interpose. Et enfin la
chaleur douce d’une main tendre qui viendrait effleurer la sienne.
Ce serait juste le bruit
de quelque chose qui glisse tranquillement. Elle sourit dans le vague « Les
anecdotes en fleurs ….. » … « et….. les tourterelles ? »
Le clapotis plus fort des
vagues la ramène à la réalité du moment. Elle rougit, un peu. Allons, il n’est
plus l’heure de ces rêveries de midinette ! Le soir est venu. Elle a
réservé à la table d’hôtes et se fait une joie de bavarder à bâtons rompus avec
les nouveaux arrivants. Ces rencontres furtives et éphémères se révèlent bien souvent
passionnantes. Le coin du feu, l’heure tardive, la quasi-certitude de ne jamais
se recroiser donne aux uns et aux autres la liberté de tomber le masque et de
se livrer sans fard. La vérité de soi, débarrassée des oripeaux du rôle social
ou professionnel de chacun.
Elle se redresse et rentre
d’un pas vif.
Le bonnet bien vissé sur
la tête, il respire à pleins poumons. L’air est agréablement vif et piquant. Le
port des travailleurs s’éveille dans ce tout petit matin. Les quelques lumières
blafardes n’éclairent pas encore les eaux noires. Les bruits montent peu à peu,
en un opéra discipliné.
Il est un peu en avance et
s’attarde quelques minutes. Il s’assoit pour savourer les prémices de cette
nouvelle journée, probablement assez semblable aux précédentes et aux prochaines,
mais bien évidement tout à fait particulière et unique, puisque nouvelle. Il est
bien sur ce banc, un peu à l’écart. Il observe les premières lueurs qui changent
presque imperceptiblement. Il a toujours aimé sentir la ville endormie autour
de lui. Il se sent encore plus vivant. Des élans de poésie lui viennent en tête.
Il se frotte la barbe et sourit ! Allez, le poète, il est temps ! Le
travail n’attend pas ! Il se lève et part retrouver son poste.
Aujourd’hui, elle a choisi
le sentier des douaniers. Elle est partie sitôt après le petit déjeuner, pique–‑nique,
gourde et chapeau et en avant vers l’aventure ! Toute relative d’ailleurs
l’aventure. Elle le connait déjà ce sentier pour l’avoir déjà parcouru, dans
une autre vie. La découverte sera plutôt celle des paysages toujours changeants,
au détour du chemin. La végétation peint un nouveau décor au fil des saisons et
la mer tout en bas de la falaise, qui passe de l’indigo au violet ou vert ponctue
le tout.
Une petite sieste après le
déjeuner, chapeau rabattu sur les yeux.
Elle a continué son chemin,
non sans prendre le temps d’observer la valse hardie des mouettes face au vent,
les voiles blanches au loin qui s’agitent comme autant de mouchoirs sur le
quai. Elle a pris quelques photos aussi pour le bonheur de trouver le meilleur
angle, pour s’obliger à regarder mieux et capturer l’essence même du moment.
Enfin, elle est redescendue
vers le port et ses pas l’ont ramenée tout naturellement à son banc, qui lui
semble réservé. Un peu fourbue, elle s’y laisse presque tomber. Il lui reste un
peu d’eau, qu’elle savoure avec plaisir. La marche a été longue et elle a l’impression
de s’être desséchée au vent et au soleil.
Vivement la douche !
Le temps a changé pendant
la nuit et le ciel est noir comme un four ! Les vagues invisibles claquent
et résonnent sur les enrochements de la digue. Un grain se prépare et il
devient urgent de fermer son ciré. Il soupire et se dit que l’opéra d’hier
pourrait bien céder la place à un hard-rock ! Ça va swinguer là-haut dans
la grue ! Autant se donner encore quelques minutes de répit tant qu’il est
sur la terre ferme. Il se laisse glisser sur le banc accueillant, presque
familier.
Alors que les premières
bourrasques enflent, lui reviennent en mémoire, des paroles étonnantes, ressurgies
du passé, comme par inadvertance : « des fleurs magnifiques, » « des
oiseaux pensifs »… Son cœur fait un bond ! Mais que viennent faire là
ces pensées, au milieu de cet univers qui se fragmente et se tord ?
Ce n’est pas le moment !
Il essuie d’un geste rageur la goutte de pluie salée qui coule sur sa joue,
inspire à grande goulée pour se remettre dans l’ordre, et se dirige en adulte
responsable vers sa journée de travail.
Elle a partagé sa journée
entre la flânerie dans les petites rues pavées de la vieille ville voisine, les
averses soudaines lui donnant le prétexte pour rentrer dans les échoppes ou
savourer quelques gourmandises en regardant les carreaux pleurer. Elle a fait
quelques menues emplettes, aussi, des petites babioles qu’elle oubliera dans
une boite avant de les retrouver avec bonheur bien plus tard.
Soudain, en fin d’après-midi,
le ciel s’est dégagé et le soleil tout neuf l’a poussé à ressortir. Elle a repris
son livre, dont elle n’a guère avancé la lecture, et c’est tout naturellement
que ses pas l’ont ramenée à son banc.
Le travail s’est terminé
un peu plus tôt que d‘habitude. Il a pu se reposer et se sent frais et dispo
pour mettre le nez dehors, pour aller voir le port en touriste, écouter les pas
des badauds qui flânent, admirer les châteaux de sable, sentir les parfums
sucrés de la fête foraine. Il descend presque joyeux, un léger sourire aux lèvres,
sans remarquer vraiment où le conduit sa trajectoire. S’asseoir et savourer,
respirer, se souvenir peut-être aussi. Soudain, il s’arrête et grommelle !
Son banc, attitré, personnel, son banc n’est pas libre ! Il faudrait en
choisir un autre, le port n’en manque pas !
Mais celui-là, c’est son
banc, c’est surtout le banc !
Il voudrait se résigner et
aller juste un peu plus loin mais sans savoir pourquoi, il continue d’avancer
tout droit. Une drôle de sensation l’envahit. Il a chaud, il a froid, il ne
sait plus ! Et si, là, maintenant, l’impossible se produisait ! Il se
traite de fou, de vieux rêveur mais se rapproche encore. Ce serait ce bruit si
léger, celui des pages qu’on tourne. Ce murmure fredonné, si bas qu’il faudrait
le deviner : « Les anecdotes en fleurs sont magnifiques ». Il s’entend
répondre sur le même ton « Mais à quoi songent donc les tourterelles ! »
C’est alors le bruit presque
inaudible de deux mains qui s’effleurent, doucement.