Les dernières lueurs s’estompent derrière les collines, on sent la fraicheur par les fenêtres entrouvertes de la petite maison, au bout de la ruelle. Julie, le vieil Émile, Marie Séraphine parlent de tout et de rien en ce soir d’été. Noisette, étendue sous la table, comme à son habitude, se laisse bercer par le ronronnement de la conversation.
- Dis, Julie, tu ne voudrais pas aller me chercher ma couture, dans le tiroir de la table de la chambre ? demande Marie Séraphine. Mes mains ont besoin de faire quelque chose.
Julie s’exécute de bonne grâce, ou du moins, tente de le faire.
- J’ai trouvé, mais je n’arrive pas à sortir le tissu, il y a quelque chose qui gêne. Je n’ose pas tirer, j’ai peur de déchirer.
- Ah ? Ne bouge pas, j’arrive.
Marie Séraphine force le tiroir qui grince pour l’ouvrir un peu plus, passe sa main tout au fond, et marmonne :
- Mais qu’est-ce qui….. ?
Elle parvient à sortir son ouvrage, le sort et fait tomber un objet qu’elle suit du regard. Elle devient soudain très pâle, ses yeux semblent humides. Julie s’inquiète et appelle le vieil Émile.
- Émile, viens vite, Marie Séraphine ne se sent pas bien !
Mais Marie Séraphine, bien que visiblement secouée encore, semble avoir repris ses esprits. On se réinstalle autour de la table, Julie et Émile observent Marie Séraphine, inquiets de ce moment de faiblesse inaccoutumé et curieux de comprendre.
L’objet maintenant exposé aux regards se révèle être un tournevis, un vieux tournevis avec un manche en bois, dont le vernis s’écaille çà et là. Un objet banal en apparence, qui ne semble en rien justifier cette émotion subite.
Marie Séraphine boit une gorgée de vin doux, pour se remettre tout à fait, et s’éclaircit la gorge. Elle sent bien qu’il lui faut maintenant expliquer.
- Je croyais l’avoir perdu, comment a-t-il bien pu atterrir dans ce tiroir, et pourquoi je ne l’ai pas retrouvé plus tôt, commence-t-elle. Autour de la table, le silence est palpable, les grillons eux-mêmes se sont tus ! Alors voilà, ce tournevis, eh bien, ce tournevis m’a vu naître, en quelque sorte !
Julie et Émile se penchent sans même s’en apercevoir, à l’écoute à l’unisson.
- Ce tournevis a été probablement été fabriqué dans les années trente, quelque part dans une petite entreprise de banlieue, comme il y en avait tant, reprend Marie Séraphine. Il a été témoin de bien des malheurs, quelques bonheurs aussi. Ce tournevis appartenait à un apprenti menuisier, un jeunot, encore adolescent à l’époque. On commençait à travailler de bonne heure alors. On avait l’espoir de faire une belle vie, de réussir, on rêvait en somme.
Et puis la guerre ! La guerre est arrivée, qui a balayé tout cela. Finie l’insouciance, le travail était toujours aussi dur, mais on ne rêvait plus ! Les pavés ont bientôt résonné du bruit des bottes, on avait peur, on avait faim ! Des rumeurs trainaient les rues, des voisins partaient en voyage ou disparaissaient…
Notre apprenti continuait son chemin, concentré et appliqué, comme à l’ordinaire, tout entier à son ouvrage. Des menuisiers, il en faudrait toujours, quels que soient les temps ! Il était là, tous les jours sans faute, à l’heure, d’humeur égale. Il rentrait chez ses vieux parents au soir tombé, …avant de ressortir parfois à la nuit noire, dans la plus grande discrétion, l’œil méfiant, aux aguets. Il connaissait la ville sur le bout des doigts et savait les passages discrets où se faufiler sans être vu. Il ne sortait jamais sans avoir caché bien au fond de sa poche son outil, ce même tournevis qui a reparu ce soir.
Il se hâtait, le plus discrètement possible, mais sûr de sa destination. Une fois arrivé, il se penchait au-dessus d’une plaque d’égout et donnait trois coups légers de la pointe de l’outil. La plaque se soulevait alors et il semblait disparaitre dans le sol, un passant aurait cru à une hallucination, dans le faible halo de l’éclairage quasi inexistant.
Il descendait encore quelques marches, suivant celui qui lui avait ouvert le passage. Il fallait ensuite cheminer dans les boyaux souterrains, en se repérant à quelques indices à peine visibles, toujours en silence. Enfin, une porte, condamnée en apparence. Mais là encore, le tournevis entrait en action. Un quart de tour sur une vis dissimulée dans l’épaisseur du bois suffisait à l’ouvrir et à le refermer aussi vite, sur ses gonds bien graissés.
C’était une des multiples entrées des catacombes, mais qui n’avait jamais été indiquée sur aucun plan, par chance pour le petit groupe qui en avait fait son camp de base ! Ils étaient une demi-douzaine, filles et garçons, les plus vieux n’avaient pas vingt ans ! Ils étaient tous jeunes mais loin de l’insouciance. Ils avaient des yeux et des oreilles et comprenaient qu’il se passait des choses insupportables. Ils s’étaient rencontrés un peu par hasard, au fil de leurs courses diverses et s’étaient en quelque sorte reconnus. Les liens s’étaient tissés, le refus de laisser faire, l’envie de se battre les avait soudés.
Et c’est ainsi que le réseau des mômes avait vu le jour. Ils n’auraient pas su dire lequel avait eu l’idée des catacombes ! Mais ils avaient soigneusement exploré leur territoire et le chemin des catacombes s’était révélé un excellent moyen de fuir Paris. Quelques familles leur doivent d’avoir échappé à un bien funeste destin.
Comme je vous l’ai dit, ce groupe comprenait des garçons et des filles. La tension et, comme on dirait aujourd’hui, l’adrénaline, les a soudés, a créé des liens très forts ! L’apprenti au tournevis, vous l’avez peut-être deviné, était mon père ! Il est tombé fou amoureux de la belle Lisette, une jolie jeune fille à la tête bien faite ! Laquelle Lisette m’a donné naissance en cet hiver froid de 1954 !
Alors, oui, ce tournevis,
ce sont mes parents, ces jeunes fous si sages ! C’est la clé de mon
histoire ! murmure Marie
Séraphine.
Petit à petit, dans le silence qui suit ses mots, la vie un instant suspendue, revient. Dehors, dans le ciel pur de cette nuit d'été, deux étoiles scintillent, juste un peu plus.