Allons, ce sera nuit de veille. Ce soir, le piano de Chopin sera son
compagnon. Au fil de ses dernières lectures, une citation jusque-là inconnue
pour elle s’est présentée à ses yeux de manière insistante :
Albert Camus a dit au cours d’un entretien en 1951 : « Tout ce qui dégrade la culture
raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ».
Ces paroles méritent qu’on s’y arrête, songe Marie Séraphine ! Elles
résonnent si fort dans ce monde désorienté ! Elle s’interroge sur sa culture,
celle qu’elle considère comme sienne. Quels en sont les piliers, les éléments
incontestables ?
Sa culture, ce sont sans doute d’abord les mots : les récitations
apprises à l’école, ce cancre rêveur de Jacques Prévert, la folie des dix-sept ans
de Rimbaud sous les frondaisons de la promenade, la pluie de Verlaine, mais aussi
le « J’accuse » de Zola, les mineurs de Germinal, "Le chat" d'Appolinaire, le "Demain dès l’aube" d’Hugo, Ulysse qui fit un beau voyage de Joachim
du Bellay, le mythe de la caverne de Platon rencontré plus tard, le doute comme
pilier de la raison, prôné par Socrate et Montaigne. Les mots plus contemporains
de certains éditorialistes qui laissent fort heureusement à penser que
certaines valeurs sont bien vivantes encore.
Ce sont aussi les romans dévorés en toutes circonstance : les aventuriers
de Jules Verne, les détectives en herbe des séries de la bibliothèque verte,
suivis par de nombreux autres au fils des années. Des textes flamboyants et
bouleversants aussi qui parlent d’ailleurs lointains et d’humanité, de la
Commune, de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, de l’esclavage et des
colonisations, de l’oppression, des guerres passées ou actuelles.
C’est aussi tous les films de cinéma, face au grand écran, qui l’ont souvent
émue autant que révoltée.
Sa culture, son monde, c’est aussi « La liberté guidant le peuple »,
Mona Lisa, Manet, Monet, Renoir, Van Gogh, Picasso et Magritte, la lumière des
peintres flamands, les œuvres de Banksy comme autant d’évidences ; ce sont
les notes aussi, celles du violoncelle, chaudes à l’oreille, le piano de Chopin,
le « Salut d’amour » d’Elgar, les larmes de Brel, « la tendresse »
chantée par Bourvil, « Le frère » de Le Forestier, « Les copains
d’abord » de Brassens, c'est "La chanson de Craonne", qui dit la folie de l'homme, et nombre de nouveaux textes beaucoup plus récents
qui font écho souvent à ceux-là. Ce sont aussi les mots d’autres langues qu’elle
ne comprend pas mais qui la saisissent tout de même.
C'est encore la grâce malicieuse des miniatures sur le mur ocre d'un
cloître, un matin d’été, c'est aussi la majesté des arbres pluri centenaires, c'est
cette paix habitée de la pénombre dans l’église fraîche.
Sa culture, c’est aussi la curiosité, la liberté de se tenir à l’écoute
des souffrances du monde, la liberté d’en parler et de s’en indigner, aussi.
Sa culture, c’est aussi le verre de rouge qui accompagne le pain et le
fromage de chèvre, l’omelette qui supporte d’ailleurs bien le même rouge, c’est
le vin bourru avec les châtaignes, les grappes de raisin qui bavent sur le
menton, avalées dans les rangs de vigne sous les premiers frimas des brouillards
de l’automne, ou bien encore la grande lampée d’eau fraiche à même la gourde,
au détour du chemin.
C’est encore l’émotion brute à la rencontre d’un paysage furtif, le
bouleversement de redécouvrir ce parfum de chèvrefeuille oublié sur un chemin en Écosse, c’est se sentir infime sous le ciel étoilé, c'est le silence enveloppant
des matins de neige, le flot de la rivière et les vols majestueux des grues qui
viennent se poser sur le lac le soir venu.
Marie Séraphine ne sait pas ce que Camus pouvait avoir en tête au moment
où il a prononcé ses paroles, l’époque était bien différente, mais elle se dit
elle-aussi que la culture est bien avant tout le fondement même de la liberté.