Noisette sur ses talons, Emile
traverse la cour en direction de son atelier. Le temps gris et cotonneux prête
à l’introspection tranquille. Les fruits du savonnier forment une guirlande
mordorée.
Noisette est sa seule compagnie aujourd’hui.
Julie a repris l’école et doit être occupée à décorer ses nouveaux cahiers tous
neufs. Marie Séraphine termine la relecture de son manuscrit sur le point de
partir chez l’éditeur. Il savoure ce temps de pause.
Il pousse la porte de son antre
chaleureux. C’est tout à la fois son atelier, son refuge, sa bulle et son
bureau, son lieu. Les parfums de copeaux de bois lui mettent le sourire aux
lèvres. Il décroche la clé accrochée au clou. Cette clé n’a rien d’extraordinaire.
Elle n’est ni grande ni belle, juste patinée par les années. Depuis qu’il l’a accrochée
là, personne ne semble y avoir prêté la moindre attention, ni questionné son
usage.
Au fond, de la pièce, il s’assoit sur
son tabouret, devant la table en noyer foncé. Il passe la paume de sa main sur
le plateau usé. Il insère la clé dans la serrure du tiroir, sans la tourner
pourtant, ce dernier n’étant plus jamais verrouillé ! Mais Emile, sans en
connaitre la raison, ne se sent autorisé à ouvrir le tiroir que lorsque la clé
est à sa place, comme un sésame.
Le tiroir coulisse maintenant sans
peine, depuis qu’il l’a restauré. La table était en piteux état lorsqu’il l’a
installée là. Avec beaucoup de délicatesse, il s’est attaché à lui rendre sa
dignité perdue. C’est une vieille dame, modeste, qui n'a sans doute jamais été prestigieuse, mais qui a traversé les époques. Il ne l’a jamais connu glorieuse ni neuve ! Elle était déjà
vieille lorsqu’elle portait le sapin de Noël de son enfance.
Le trésor contenu dans ce tiroir n’est
riche que de souvenirs et d’émotions, et passerait juste pour du bric-à-brac oublié là, aux yeux d’un non-initié. Il écarte
tranquillement les menus petits objets. Il sait exactement ce qu’il est venu chercher
et le trouve avant même de le voir. Elle est là, posée bien au fond, dans le
sac en tissu, protégée dans son carton jauni.
Emile pose l’étui sur la table et l’ouvre.
Il connait bien cette photo en noir et blanc. Ce n’est pas une photo des
studios Harcourt mais il en émane tout autant de solennité et de sérieux. Même
si la mariée n’est pas en robe blanche ; elle porte une veste de tailleur
gris ; le voile blanc et le bouquet sont éloquents. Le marié porte un
costume sombre et la cravate. Il regarde droit devant lui avec un petit sourire,
elle sourit aussi, mais son regard semble attiré sur le côté.
Comment et quand se sont-ils
rencontrés ? A quoi pouvaient-ils bien penser en ce moment précis ? Cette
histoire‑là leur appartient. La vie n’était probablement pas facile pour des
jeunes gens, dans ces décennies d’après-guerre. Leurs dures années d’enfance
les avaient-elles préparés aux multiples difficultés qu’ils allaient rencontrer
par la suite ?
Emile songe qu’il aurait bien aimé
rencontrer ces deux-là au moment de la photo. Sa curiosité aurait alors été
insatiable ! Alors qu’il range avec soin le sac de tissu, bien à sa place,
ses doigts touchent un objet qu’il ne reconnait pas. Là, au milieu de tous ses
petits souvenirs personnels, ses bouts de ceci ou de cela, glanés çà et là, qui
ne parlent qu’à lui, il trouve un joli caillou blanc.
Il ne reconnait pas le caillou mais
comprend vite d’où il vient et qui l’a déposé là ! Il ressemble comme deux
gouttes d’eau à ceux qui roulent sous les semelles dans les chemins de vigne les jours de vendange ! Dans
quelques années, une jeune demoiselle devenue jeune femme viendra peut-être
elle aussi insérer la clé dans la serrure du tiroir toujours ouvert…